Docteur en langues, littératures et sociétés de l’INALCO de Paris et doté d’une longue expérience de chercheur universitaire, Younès Adli est donc bien placé pour passer au crible un thème très important. Celui de la pensée kabyle ancienne.
Il a fallu plusieurs années de labeur et des efforts immenses à Younes Adli pour pouvoir mener à terme ce livre de plus de 450 pages, paru en deux tomes aux Editions «L’Odyssée».
La recherche, c’est le mot-clé ayant mené à l’écriture de cet ouvrage, très riche en informations et analyses. Lire ce livre permet d’avoir une vision beaucoup plus ample sur la société kabyle des XVIIIe et XIX siècles. De ce fait, plusieurs aspects du thème présenté sous le titre générique sont décortiqué par Younès Adli qui a déjà publié plusieurs livres comme : «Si Mohand Ou Mhand, errance et révolte», «Arezki Lbachir, Histoire d’honneur», «La Kabylie à l’épreuve des invasions», «Les Nubel»… C’est donc avec une grande dextérité dans l’écriture que Younès Adli rebondit cette fois-ci.
L’ouvrage se lit d’une traite, tant il est dépourvu de fioritures et de toute lourdeur de style. Parmi les passages les plus passionnants, il y a lieu de noter celui sur lequel l’auteur revient et qu’il qualifie de souffrances du sage. L’écrivain rappelle que ce dernier est celui qui exhorte à un équilibre moral et social de la communauté : «Chez certains acteurs sociaux, la sagesse a cependant un prix à payer : le sage est celui sur lequel repose le poids des responsabilités, celui qui peine souvent pour les autres». L’auteur cite l’exemple des deux poètes ayant vécu dans deux siècles différents, à savoir Sidi El Qala et Si Moh Ou Mhand. Revenant sur le message véhiculé par le poète Sidi El Qala (beaucoup moins connu que Si Moh Ou Mhand), Younès Adli rappelle que, pour rétablir l’équilibre entre le mal et le bien, le sage doit supporter le poids des charges de la société et celui-ci en est conscient et accepte de le faire, souvent au détriment de sa condition sociale et parfois même de sa propre vitalité. Dans le cas de Si Mohand Ou Mhand, ce dernier insiste plutôt sur le poids d’une telle charge et le poète va plus loin et cristallise celle-ci autour de la souffrance morale et physique. Un thème cardinal est également étayé par Younès Adli dans le même ouvrage. Il s’agit de l’intercession (Laânaya) très en vogue à cette époque dans les quatre coins de la région kabyle. Il s’agit ainsi d’une démarche qui assure la protection de la personne, en venant la rappeler par des objets dans certains cas précis, demeurant une garantie assurée à l’individu contre tout dommage : «Elle consiste en une protection ou une promesse d’asile donnée par une personne d’un certain rang social à un individu que peuvent menacer certains périls. Dans certains cas, la femme peut user de ce droit à l’égard de son mari lorsque celui-ci est absent. Cette méthode peut également être une intervention pacifique, une intercession dans les conflits de groupes, c’est-à-dire les litiges nés entre les familles, les groupes de villages ou les villages. Dans ces cas précis, on actionne laânaya du village, qui est directement accordée par la djemâa, à l’issue d’une délibération qui en fixe les conditions, le territoire couvert ainsi que les conditions».
C’est avec la même précision et avec la même démarche pédagogique que Younes Adli poursuit sa quête de redécouverte d’une culture et d’une sociologie sur laquelle peu de chercheurs algériens se sont penché. Il n’y a qu’à consulter, en fin d’ouvrage, la bibliographie pour le confirmer. Les auteurs auxquels s’est référé Younès Adli sont dans leur majorité des Français, si l’on excepte Mahfoud Benoune, Ibn Khaldoun, Mehdi Lallaoui, Melissa Ounoughi, Cheikh Bachtarzi, Hocine El Warthilani, Si Amar Ben Said Boulifa, et Slimane Rahmani. La majorité des travaux de recherche réalisés auparavant sur la même question sont l’oeuvre d’étrangers, à l’instar des études faites pour le compte de la Revue Africaine, notamment par le célèbre Hanoteau, ou encore Luciani, Remond…
En refermant ce livre, très précieux, on ne peut que regretter que la majorité des valeurs de la société kabyle de l’époque aient aujourd’hui disparu. C’est le cas, entre autres, de la promotion des valeurs considérées à l’époque comme des invariants, à l’exemple de la suprématie du spirituel sur le matériel. Est aussi regrettable cette capacité inouïe de la possibilité de se gouverner sans Etat, une organisation politique qui était accompagnée d’un système législatif élaboré au niveau de chaque microcosme villageois et qui a permis aux djemâa de se doter d’un pouvoir et d’une puissance civile et morale plutôt que militaire et répressive.
A. M.